Fascination urbaine
Valparaiso / Chili
Chaque ville a un coeur. Certains vivent et survivent plus étrangement que d'autres.
Tu y arrives au matin, sur la retenue. Effrayé par la réputation dangereuse des bas quartiers. Tu cherches une place. Tu cherches ta place. Sur la pointe des pieds tu marches entre les corps déchus et ivres des rues. Entre l'odeur de l'urine humaine, du poisson pêché dans la nuit et les déchets des chiens. Tu t'insinues le plus anonymement possible dans la ville, cherchant l'invisiblité.
La clameur s'élève depuis le Muel Prat. Les rabatteurs des excursions touristiques en canots à moteur sur le port hêlent le client. Un câble d'acier tendu au-dessus du quai auquel sont arrimées des cordes sert de rampe d'accès aux tanguantes barques qui rameront vers le port. Les badauds observent silencieusement.
Les moteurs bouillonnent dans l'eau salée. Les hommes sifflent entre leurs dents en lieu d'ordres de manoeuvre. La ville commence.
Puis tu te retournes. La ville est droite au-dessus du port. Comme une citadelle inasiégeable. Sur la Plaza Sotomayor, la garde marine veille à l'ordre des choses. Les bâtiments impéccablement peints, les costumes repassés au fer chaud, les cheveux rasés sur la nuque, les soldats semblent un dernier rampart, un contre-poids au chaos au-delà, là-haut dans la ville grimpante. La ville se retient.
Au début, tes pas s'essoufflent sur ces falaises raides. Puis lentement, ou peut-être rapidement, tu es hâpé. Au Pasaje Galvez tu oublies la pente. Tes yeux sont pris en ôtage par les couleurs. Les maisons accrochées aux aplombs semblent tenir de toutes pièces par les couches succéssives de peintures rivalisantes d'éclats. Chaque pans de mur disponible des Pasajes Bavestrello et autres sans nom est habillé d'oeuvres spontanées. Les graffitis d'art se font créativité sans limite. Ce visage noir et blanc dessiné d'ombres seulement te voit-il peut-être. La méduse bleue suspendue à un champignon vert flotte-t-elle sous la fenêtre où dort un chat ? La créature imaginaire qui dort à côté du dragon chinois mordra-t-elle la petite fille aux tresses de fleurs ? Chaque dessin anonyme, imprévu s'ajoute à l'anarchie harmonieuse du tout. Au détour de l'étroit passage Yugoslavo, en haut du funiculaire San Martin, la vue s'offre maintenant sur le port avec ses grues immenses qui font échos aux monstres imaginaires dessinés sur les murs. Les paquebots attendent dans la baie que la ville leur offre sa richesse. Peut-être sont-ils eux aussi un trompe l'oeil sur l'horizon. Suspendu entre la mer et le ciel. Tu marches. Entre l'écoeurement de la pauvreté et la richesse de l'imaginaire, comme la ville, tu vis de spontanéité et de désordre. Tes repères se sont perdus. Noyés dans les imbroglios des rues et les teintes des chaumières. La ville explose.
Tu en ressorts au soir. Ivre à ton tour, la tête en overdose d'imaginaire et d'impossible ville. Tu l'as traversée invisible, mais elle t'a marqué au pinceau rouge. Une seconde tu hésites. Rester ? Tu t'écroules dans les rêves qui semblent n'avoir pas quitté ta journée.