Tango
Buenos Aires / Argentine
Ambiance rétro d'une autre époque. L'accordéon s'essouffle dans le haut-parleur, d'un autre temps lui aussi, crachottant et nasillard. La soirée s'organise tranquillement autour du kiosque à musique : La Milongo Abierta de la Glorieta de Belgrano.
Les hommes arrivent habillés pratiquement normalement. Mis à part peut-être leurs chaussures. Les femmes, elles, se transforment geste après geste. Les souliers de villes ou les baskets sont enlevés et commence la métamorphose. Accroupies, jambes élégamment serrées sur les marches de l'escalier qui mène au kiosque surélevé, elles enfilent avec application leurs talons hauts. Très hauts. Lacets croisés sur les chevilles. Rivalisant de couleur, de motif, de forme, la chaussure c'est tout une identité. De l'anonymat naît la marque personnelle et sexy du pied.
Les danseurs célibataires et ceux qui arrivent en couple déposent ensuite leur pochette à souliers et leur sac à main sur la gloriette à l'abris des pick-pockets. Il ne se passe pas trop de temps avant que les dames ne soient invitées par les hommes. La première danse est tranquille. Presque douce. Les pas s'ébauchent avec précaution, chacun jaugeant le niveau de l'autre et sa capacité à conduire ou à se laisser conduire. Après le premier tour de piste, les femmes enlèvent pull, veste et dévoilent leur corps. A la deuxième danse, les couples se connaissent un peu et les pas se précisent, se compliquent. Les corps distants se sont rapprochés, un peu, puis beaucoup. A la troisième, la confiance, la complicité silencieuse s'est installée. Les pas s'accélèrent et les jambes se mélangent furtivement.
Les habits tombés progressivement, les corps se rapprochent avec retenue mais tensions et les mouvements s'accélèrent. Tout cela suggère au regard du novice les préludes de l'amour. Et c'est bien quelque chose comme ça qui est mis en jeu. Pourtant on sent parfaitement une distance entre les couples. Qu'ils se forment et se défassent au gré des musiques, qu'ils soient de vrais couples dans la vie, ce jeu de sensualité ne devient jamais vulgaire. Tout effort est concentré sur la précise technicité de la sensualité. Certains couples – pas tous – parviennent à y ajouter la suavité. Là, tout comme ont disparu les habits de ville pour faire place aux costumes et codes du tango, là, disparaît la danse pour faire place à l'Art.